La petite était en avance pour une fois. Non... Pile à l'heure ! C'était une sacré nouveauté qui devrait très certainement se fêter par une bonne dizaine de tasses de thé ! Alice avait... la fâcheuse tendance à se perdre. Fourrer son nez partout et se predre. Parfois le Chapelier passait une bonne heure voire deux à essayer de la retrouver. C'était souvent une jeune fille épuisée, pestant contre un buisson de ronces qu'il rencontrait. Alors, ce dernier ne manquait pas une seconde pour la charier. Alice finissait toujours par se dérider et ils rentraient tous les deux boire le thé bien trop tard. Mais qu'importait.

L'air faussement penaud, le Chapelier s'avança vers son amie et la serra doucement dans ses bras pour lui déposer deux grosses bises sur les joues. Il ne répondit pas tout de suite à la jeune fille. Chaque chose en son temps. Il prit le temps d'ôter son chapeau et de le poser sur un siège inutilisé. Il choisit ensuite un confortable fauteuil, son préféré d'ailleurs, et se versa de l'eau bouillante dans une tasse légèrement ébréchée. Il trempa ensuite des feuilles séchées de couleur violette dans la boisson fumante.

"Oui. Bon. Où en étais ?" commença-t-il avec grandiloquence, "Suis-je bête ! Je n'ai même pas commencer après tout !"

Jefferson avait pris l'habitude de cacher sa tristesse à son amie. Il feignait l'idifférence quand à son sort et se faisait volontier passer pour un joyeux luron. Il ne voulais pas embêter Alice avec ses histoires. Elle aussi avait eu une famille qui devait atrocement lui manquer ; inutile de lui rappeler avec ses propres aventures, qu'elle ne les reverrait sans doute plus jamais. Il valait mieux oublier peu à peu, ce dont le pauvre homme n'était pas capable de faire. Il profitait donc de ses escapades pour se remémorer un passé joyeux, parfois verser une ou deux larmes sur ces doux souvenirs, mais il revenait toujours le sourire aux lèvres prêt pour la pause thé.

"Je suis parti en forêt !" s'exclama-t-il comme si c'était le scoop du siècle. "J'y ai vu des momrades et des rosiers parlant. Un papillon brioche aussi."

Ah ! La douce faune et flore, ou Dieu ne sait quoi, de Wonderland ! Ce n'avait rien non plus d'extraordinaire. Jefferson pouffa de rire en portant à ses lèvres le divin breuvage. C'était dégoutant. Il ne releva pas le goût amer et se contenta d'une drolastique grimace dans un premier temps avant de finalement vanter les démérites de sa tisane :

"Ma parole ! C'est imbuvable !" souffla-t-il avant de boire trois gorgée supplémentaires de la mixture en question.

Le Chapelier se pencha ensuite sur la table et prit lentement un air plus sérieux en plongeant son regard dans celui d'Alice. Il y avait des informations plus importantes à révéler et il ne se priverait pas de les lui annoncer.

"Alice. Je crois que ce coin de forêt n'est plus si sûre après tout."

Décidément, malgré toutes ses tentatives, Jefferson n'avait aucun tact.

"Et toi ? Qu'as-tu fait aujourd'hui ?

Alice détestait les roses ? N'importe quelle femme un tant soit peu coquette devrait pourtant apprécier recevoir un bouquet de ces fleurs majestueuses. Le Chapelier sourit avec malice en l'entendant se plaindre de ces végétaux. Au Pays des Merveilles, la plus petite pâquerette était dotée de la parole. Sans être pourvues de langue ni appareil buccal à proprement parler, ces têtes couronnées de pétales aux couleurs et aux formes diverses et variées se plaisaient à exercer des cordes vocales qu'elles ne possédaient même pas. Les chorales florales de Wonderland demeuraient les interprètes les plus agréables à écouter lorsqu'on se promenait en forêt. Rien à redire. Le Chapelier affectionnait particulièrement leur dernière composition : « Un matin de mai fleuri ». De cette façon, il sentait toujours venir le printemps, revenir les beaux jours où son regard bienveillant se posait alors sur sa petite fille en train de cueillir quelques marguerites qu'elle tenterait en vain de tresser pour en faire une couronne. Tendre souvenir pour un si joli chant… Elles n'en restaient pas moins des créatures atrocement vaniteuses, caractère très certainement dû au fait qu'elles semblassent être toutes de sexe féminin. Jefferson se souvint d'ailleurs avoir déjà entendu l'altercation qu'avait eu Alice, encore enfant, avec certaines d'entre elles. Dans leur emportement les demoiselles en étaient même arrivées à la comparer à une mauvaise herbe ; la pire insulte après « pissenlit » et « feuilles d'ortie » ! De cette manière, elles plaçaient la pauvre enfant au bas de leur hiérarchie sociale. L'homme ne pouvait donc que comprendre l'animosité qui animait alors sa convive. Il porta une nouvelle fois la mixture imbuvable qui lui faisait office de tisane à ses lèvres, mais ne se contenta cette fois-ci que d'une timide gorgée. En fait, à bien y réfléchir, Alice devait très certainement détester toutes les fleurs poussant dans ces bois.

Le Chapelier en était là de ses réflexions lorsqu'il finit par se rendre compte que l'intérêt de son amie se portait déjà sur un autre sujet qu'il avait lui-même invoqué avant de l'esquiver. Difficile à suivre cet homme-là. Ce dernier regarda une nouvelle fois la jolie tête blonde qui attendait de lui certaines réponses. Il se mit à froncer les sourcils tout en réfléchissant à ce qu'il avait à dire. Une précieuse information était si vite oubliée… ou plutôt refoulée. De quoi était-il question déjà ? De danger dans la forêt ? Mais qui avait parlé de danger ? Il avait simplement évoqué l'absence de sûreté dans la forêt. Mais après avoir retourné sept fois le problème dans sa tête (il paraît que ça porte bonheur), le Chapelier dut concéder que le premier concept sous-entendait l'autre concept, et inversement si bien qu'il était indéniable qu'ils étaient en danger en fin de compte. Alice résumait bien la situation en dépit de son ignorance sur la menace qui planait.

« Nom de Dieu ! Nous sommes donc menacés ! » s'exclama ce dernier en guise de conclusion à ses fructueuses réflexions.

Après quelques secondes de suspense encore insoutenable, l'homme finit par concéder à cracher le morceau, et pour célébrer cette résolution recracha au sens propre l'infâme infusion qu'il avait une nouvelle fois tentée d'ingurgiter. Il sourit poliment à la jeune fille en guise d'excuse pour d'aussi mauvaise manière avec cet air désolé indiquant clairement qu'il n'aurait pu agir autrement, selon lui en tout cas. Ses traits se durcirent tandis qu'il brisa une nouvelle fois un silence devenu pesant.

« Je propose donc que nous finissions ce thé. Ou que nous ne le finissions pas d'ailleurs, afin de nous éviter toutes aigreurs d'estomac. Nous pourrions alors réunir quelques affaires avant de nous éloigner un peu d'ici. »

Ici ne lui paraissait en effet n'être plus un lieu sûr.

Cracher à table semblait une mauvaise option : Alice ne manqua pas de le réprimander avec une sévérité feinte. Du moins, ce geste du Chapelier venait de l'offusquer ou de la choquer. Sa réaction ne manqua pas pour autant de surprendre son compère. Il ne la savait pas aussi à cheval sur les règles de la table et la bienséance. Mais il appréciait sa droiture et son bon sens ; elle représentait pour lui un excellent complément pour l'éviter de complètement sombrer dans la folie. Elle cherchait à le comprendre et y parvenait. Jefferson renouvela sa moue désolée, mais Alice, l'esprit focalisé sur un autre problème, un vrai, passa outre.

« Et si nous laissions simplement la table ainsi pour le moment. Ce n'est guère très intéressant que de ranger. Allons ! Éloignons nous d'ici. »

Le Chapelier dodelina doucement de la tête. Partir comme ça ? Sans provision ni herbes à infuser. Quitter son petit confort ne l'enchantait guère. Mais éviter un rangement fatiguant l'arrangeait. Il en était encore à peser le pour et le contre à cette petite escapade en forêt lorsque la jeune fille lui saisit le bras pour le tirer vivement, l'invitant ainsi à sortir de table et à courir à travers bois. Jefferson n'apporta qu'une molle résistance ; il avait follement envie de gambader dans la forêt une nouvelle fois. Mais il tendit la main vers sa théière préférée qu'il emporta sous son bras libre. On ne partait pas en forêt sans thé ! Et les deux amis s'en allèrent, laissant derrière eux une table encore fraîchement dressée et déjà tachée par des tasses renversées.

Au bout de quelques minutes, alors que l'air commençait à se faire chaud dans sa gorge et que son cœur s'affolait sous le coup de l'effort soudain, la jeune fille s'arrêta net tout en lui lâchant la main. L'endroit où ils se trouvaient à présent n'avait rien de charmant pour un petit pique-nique et, après d'énièmes réflexions, l'homme aurait préféré se contenter de leur Garden Party. La chevelure blonde se retourna furtivement pour dévoiler deux grands yeux bleus investigateurs. Alice, poings sur les hanches attendaient toujours ses réponses.

« Il est temps de me raconter ce qui s'est passé dans les bois ! Pourquoi serions nous en danger ? Pourquoi tu penses cela ? »

Jefferson réfléchit. Fallait-il l'affoler en lui révélant qu'on les traquait depuis quelques jours ? Devant la mine décidée de sa partenaire il dut en arriver à la conclusion qu'effectivement, il n'avait pas le choix. Il se rembrunit aussitôt et, les yeux sombres remit la chevelure de la fille ne place.

« Voilà qui est mieux, concéda-t-il. Tu devrais te les attacher avant de partir en forêt. »

Nouvelle diversion ? Il sentit le regard de la demoiselle le foudroyer plus intensément. Diversion ratée. Il eut même l'impression de voir son teint de porcelaine s'empourprer. L'homme leva les yeux au ciel. Qu'est-ce qu'elle pouvait être têtu ! Et lui ? Un peu simplet à ne jamais tout lui dire comme il faudrait. Ce n'était plus une enfant après tout. Il avait encore un peu de temps pour quelques explications. Il soupira et l'invita à revenir sur leurs pas.

« On retourne à la maison. On prépare de vraies provisions. Et on part sans plus attendre. Je t'expliquerait en chemin. Fais-moi juste confiance. Une fois qu'on aura de quoi survivre en forêt, je te raconterai tout, trancha-t-il. »

Il n'attendit pas la réponse de la fille. Elle trouverait très certainement à redire. Mais, maintenant qu'il avait les idées au clair, il ne pouvait se permettre le luxe de la savoir en danger. Il marcha ainsi d'un pas décidé vers leur jardin qui n'était pas si loin en réalité et rentra dans dans la cabane qu'ils avaient habitée paisiblement jusqu'à cet instant.