Jour de marché. La petite Grace ne tenait plus en place. Elle adorait ce moment privilégié où son père l'emmenait au village. Elle découvrait ainsi de nouveaux visages, de nouvelles senteurs le long des différents étalages. Après réflexion, la place publique engorgée des mêmes marchands, des mêmes babioles et des mêmes fruits de la terre et du travail des hommes n'avait rien d'exotique et suintait une terrible monotonie. La fillette s'en satisfaisait et s'était chaque semaine avec la même joie candide dû à son jeune âge qu'elle réveillait son père de bonne heure le matin et que tous deux partaient pour la journée. Jefferson – c'était le nom de l'heureux veuf et papa à plein temps – prenait plus ce rituel comme un fardeau. Chaque semaine, il devait supporter un morne quotidien qu'il avait d'abord cherché à fuir pendant toute sa jeunesse. Mais une fois son amour de jeunesse engrossée, le début des responsabilités n'avaient cessé de s'amasser sur ses épaules. Le mariage. Le veuvage. La paternité. Très vite ses vagabondages ne suffirent plus à nourrir son doux foyer et peu à peu il rejoignit le rang des adultes responsables. Amer, l'homme ne regrettait pas pour autant son choix de vie tant son enfant le couvrait d'attentions charmantes. Il travaillait à présent la terre, vendait du bois, faisait le nécessaire pour la subsistance de celle-ci. Et, bien sûr, ils leur arrivaient parfois à se lancer dans des jeux sans fin où seul la nuit tombante et la faim dans leur estomac leur rappelait qu'il fallait rentrer et mastiquer une infâme soupe de navets. Le soir, ils se racontaient des contes et des légendes en tout genre, espoir d'une vie meilleure. Mais le père et sa famille n'étaient pas malheureux tant qu'ils cheminaient ensembles.

« Regarde Papa ! » lança la fillette aux cheveux blonds. Jefferson se retourna alors, attentionné pour contempler l'étal du marchand de jouets en bois qu'il ne pouvait lui offrir. Son sourire se fit plus grave, presque triste. Soudain, une masse indistincte le bouscula et s'enfuit un peu plus loin. Il ne s'en formalisa pas. Ils étaient courant que les enfants se montrassent parfois plutôt dissipé. Grace était en quelque sorte l'exception. Il ne put pour autant s'empêcher de suivre le mioche qui venait de le heurter. De taille moyenne, il venait de voler avec dextérité une belle pomme rouge qu'il croquait à présent avec dédain en regardant autour de lui. L'apparition fit sourire l'homme qui, revoyant ses souvenirs d'enfance, s'approcha un peu de l'étrange garçon, sans vraiment s'en rendre compte. Il se retrouva alors au niveau du jeune homme lorsqu'il s'arrêta et se rendit compte de sa légère absence. Son sourire s'effaça tandis qu'il cherchait du regard sa fille :  Grace restée subjuguée devant un rustique service à thé en terre cuite qui faisait davantage pensé à des crottes de boue qu'à des tasses et une théière. Rassuré, il détailla furtivement l'inconnu, puis s'en désintéressa aussitôt de peur de passer pour un détraqué… Le visage fier de celui-ci avait quelque chose de familier, quelque chose d'impressionnant et son regard, presque... narquois ? ne semblait pas des plus rassurants. Il lui rappelait quelqu'un, mais il avait déjà oublié. Le garçon continua son frugal festin, un mince filet de jus de pomme s'écoulant le long de son menton.

Le garçon aurait pu passer pour n'importe quel enfant de son âge. Mais quelque chose ne convenait pas. Ne serait-ce que ses vêtements avaient quelque chose d'exotique par rapport aux tenues habituelles dans le coin. En somme, c'était toute sa personne qui semblait venir d'un endroit lointain. Jefferson avait beaucoup voyagé et son flair ne le trompait que très rarement : le gosse n'avait rien à faire dans le coin, surtout qu'il n'avait pas l'air d'être de ce monde. L'homme fronça les sourcils. L'étranger – car c'était ainsi qu'il fallait l'assimiler – venait de s'éloigner dans une démarche emplie d'un innocent dédain. Il sortit également un étrange objet de ses poches : des tubes de bois de tailles variées assemblés les uns aux autres de manière à former un léger croissant. Il se mit alors à souffler avec souplesse dans les différentes cavités de son instrument et la musique fut. Un rythme joyeux, champêtre et, il faut bien l'admettre, plaisant. Déjà une ribambelle d'enfants accourait autour du jeune musicien. Grace se détourna de son passe-temps favori – les services à thé – pour rejoindre le nouvel attroupement. Ils applaudissaient pour l'enjoindre à poursuivre son petit menuet. Certains même s'étaient mis à danser d'un air gauche et paysan mais avec un entrain plus que touchant. Jefferson aurait presque eu envie lui aussi de laisser tomber ses sacs de marchandises pour les rejoindre et s'exercer à quelques pas. Toutefois, les notes qu'il entendait ne lui plaisaient que moyennement, non pas que l'air ne fut pas charmant, mais plutôt il les envisageait avec une certaine inquiétude. La musique en devenait presque envoûtante. Bon nombre des passants pourtant ne s'en émouvait pas du tout et le considéraient avec suspicion.

Le petit joueur de flûte remarquant la situation cessa aussitôt son menuet et s'empressa de ranger son instrument. Son regard croisa celui de Jefferson qui y lut alors de l'étonnement mais aussi une marque d'un certain dégoût. L'homme ne s'en offusqua pas mais s'approcha de sa fille alors que l'étranger fondait sur elle.

« Dis-moi ! C'est qui l'homme là-bas ? s'enquit-il d'un air innocent auprès de celle-ci.
– C'est mon papa ! répondit-elle aussitôt avec la franchise et l'émerveillement des enfants de son âge alors qu'un adulte se serait contenté de hausser les épaules et de l'ignorer. »

À ce moment, le père en question arriva à hauteur des deux enfants. Il posa une main protectrice sur l'épaule de sa fille, puis d'une pression ferme la fit reculer derrière lui s'imposant entre l'inconnu et celle-ci.

« Grace. Il nous faudrait une nouvelle théière pour le thé. Je compte sur ton bon goût pour en dénicher une comme il faut, murmura-t-il doucement à la petite blonde pour l'éloigner du garçon. »

Il avait en effet un mauvais pressentiment. La fillette hocha de la tête et se rua vers l'étalage des vaisselles de terre cuite où elle observa avec attention et bonheur chaque article. L'entreprise lui prendrait heureusement un peu de temps. Jefferson, après s'être assuré que sa fille se trouvait bien en retrait se tourna vers le garçon. Il lui lança alors un sourire légèrement forcé :

« Enchanté, jeune homme. Je suis Jefferson Madson. Que nous voulais-tu ? »

Des années de vagabondage l'avait conduit à devenir excessivement méfiant. Et peut être considérait-il à tort que son nouvel interlocuteur ne respirait pas entièrement odeur de sainteté, mais  lorsqu'il s'agissait de protéger Grace, il préférait être excessif. Plus le temps passait, plus il avait des soupçons sur le garçon et ses intentions. Il jouait brillamment de la flûte comme… Celui qui avait enlever tous les enfants d'une bourgade lointaine dont on racontait la triste histoire même dans ce pays-ci.

« Dis-moi. Comment t'appelles-tu ? »

Peut être se méprenait-il. Il devait en avoir le cœur net.