Emma n’était pas assez idiote pour penser que ce qui venait de se passer entre eux changeait quoique ce soit à leurs objectifs respectifs ; cela ne faisait qu’en renforcer la contradiction. Tout était encore possible, mais cela englobait le meilleur comme le pire. Et dans le cas où le pirate obtenait ce qu’il voulait, ou bien s’il mourrait en essayant… elle n’osait y penser. Pouvait-elle l’empêcher de commettre l’irréparable ? Intervenir à temps ? Tout cela ne pouvait que mal se finir si elle ne parvenait pas à stopper la machine en marche, et elle le savait. Ou sa part ténébreuse l’emportait, et dans ce cas, que pourrait-elle faire ? Etait-elle capable d’aimer quelqu’un qui avait tant sombré que son âme était devenue aussi noire que les histoires l’avaient faite ? Quel exemple donnerait-elle ainsi à Henry ? Est-ce que ses parents la laisseraient même chuter avec lui ? Ou bien il mourrait aux mains de son ennemi… et elle serait une fois de plus seule. Ses parents, August, Neal, Graham, Killian,… un nom de plus à la longue liste de ceux qui l’avaient abandonnée, volontairement ou non. Ni l’une, ni l’autre option ne lui était réellement envisageable. Et en même temps, avait-elle, à elle seule, le pouvoir de lui faire faire machine arrière ? De le faire renoncer à une vengeance vieille de trois siècles ? Et en admettant qu’elle y parvienne, ne finirait-il pas par lui en vouloir ?

Oh, Emma. Dans quoi s’était-elle encore lancée ? Pourquoi ne pouvait-elle pas s’éprendre des bonnes personnes, pourquoi fallait-il qu’elle craque pour les bad boys ? C’était cliché, et c’était ridicule, et ça ne lui attirerait que des ennuis. Mais Graham avait été quelqu’un de bon. Et cela lui avait valu d’avoir le cœur arraché et réduit en poussières. Il n’y avait pour elle aucune bonne réponse, semblait-il. Ses parents n’avaient peut-être pas toujours eu la vie facile non plus, mais ils s’étaient trouvés dès le départ et tout n’avait été qu’une question de ne pas se perdre, et au final, ils avaient toujours été réunis. Elle ? Il fallait bien entendu que cela devienne une véritable piste au trésor, d’abord pour trouver qui pouvait potentiellement l’aimer et qu’elle pourrait aimer en retour, puis pour le garder. Mais tandis que son regard croisait celui du pirate, ses traits se firent un peu plus durs, un peu plus décidés. Oui, elle était décidée à se battre. Becs et ongles. Elle ferait tout pour ne pas le perdre. Elle avait peu de temps, mais elle n’en gaspillerait aucune seconde. Il fallait qu’elle réfléchisse à un plan, qu’elle trouve quelque chose. Pas question de le perdre. Elle ne le laisserait pas gâcher sa vie, et la sienne en passant, pour une question de vengeance, peu importe qu’elle puisse la comprendre ou même s’y rattacher, il y avait trop d’enjeux derrière et non… juste, non. Elle ne s’autorisait pas à lui ouvrir ses sentiments pour mieux les voir réduits à néant. Pas cette fois. Cette promesse, elle se la faisait à elle-même. Si elle pouvait sauver Hook, elle pouvait se sauver, elle. Sinon… il n’y aurait aucune rédemption pour eux deux. Et dieu seul savait combien elle en avait besoin.

« Je vais devoir surveiller ma réserve. »

Le pirate ponctua sa remarque d’un clin d’œil joueur tout en lui reprenant la bouteille de rhum le temps d’en boire une gorgée avant de lui la rendre, et en refermant ses doigts sur le goulot, Emma mit de côté ses sombres réflexions, ne s’accrochant qu’à sa détermination, sa volonté, et le sentiment d’espoir qui était né dans sa poitrine. Elle pouvait le faire. Elle ne baisserait pas les bras. Elle avait sauvé Henry, elle avait libéré Storybrooke : elle ferait renoncer Hook.

« Peut-être bien que tu devrais », rétorqua-t-elle, sur la même tonalité taquine.

Le rire qu’il eut à sa remarque la fit sourire un peu plus. C’était peut-être bien la première fois qu’elle l’entendait rire ainsi – pas de façon cynique, moqueuse ou amère. Non, un simple rire amusé, libéré. Et elle aimait ce son là, elle l’aimait vraiment beaucoup, décida-t-elle. Pendant quelques secondes il n’était pas le pirate hanté par sa vengeance, et la différence était si flagrante qu’elle se demandait comment lui-même ne pouvait pas y renoncer là, sur le champ. Il avait la perspective d’un futur qui pouvait être heureux, et il risquait de cracher sur tout ça parce qu’il ne pouvait pas laisser fuir son passé. Mais elle savait qu’elle n’était pas non plus vraiment en position de juger. Après tout, elle n’était pas allée vivre à Tallahassee pendant deux ans après sa sortie de prison pour rien. Mais elle avait fini par laisser ça derrière elle.

« Suis-je donc devenu si prévisible ? »

Emma lui jeta un regard mi-amusé, mi-blasé (faussement). Elle avait affaire à monsieur sous-entendus en personne, celui-là même qui parvenait à faire quelque chose de sexuel d’à peu près tout. A commencer par des épées. Au fond, cet aspect de sa personnalité l’amusait assez, malgré toutes les fois où elle avait soupiré ou levé les yeux au ciel, le laissant croire qu’elle était au-dessus de tout ça. Il n’avait pas exactement besoin qu’on cajole son égo, après tout.

« Disons que tes sous-entendus sont probablement moins subtils que tu ne le penses », répliqua-t-elle, un sourire toujours en coin, les yeux pétillants.

Heureusement, il saisit immédiatement son offre, prenant sa main dans la sienne en lançant :

« Allons-y alors matelot. »

Emma se mordit cette fois l’intérieur de sa joue pour ne pas partir d’un grand éclat de rire. Vraiment, il valait mieux qu’ils ne donnent jamais dans les jeux de rôles tous deux, dieu seul savait où cela les mènerait… Cela dit, elle se fit le commentaire qu’elle pourrait peut-être bien retenter de l’appeler « capitaine », outre le côté prestigieux que cela lui donnait, elle aimait la sonorité de ce mot dans sa bouche, et à en juger sa réaction, cela ne lui déplaisait pas vraiment non plus.
Se laissant guider par leurs mains liées, elle le suivit jusqu’à sa cabine, puis la laissa entrer.

« Je t'en prie. »

Tandis qu’il relâchait sa main libre, elle s’autorisa à regarder autour d’elle. Comme le reste du bateau, et son propriétaire lui-même, tout semblait impeccable. Rangé, propre, c’était clairement un endroit tenu en ordre, ce qui en disait long sur la façon dont il percevait le Jolly Roger : pas comme un simple outil de transport, clairement. C’était d’autant plus amusant qu’elle-même, en dépit du peu d’affaires qu’elle possédait, était quelqu’un d’assez bordélique et peu maniaque. Elle n’avait rien de la parfaite femme au foyer : le ménage, la cuisine étaient autant de choses qui lui échappaient complètement. Et elle apprenait encore à être mère, ce qui était un métier de tous les jours comme elle l’avait vite découvert. Peut-être un peu plus dans son cas qu’habituellement. Heureusement pour elle, elle n’était jamais restée assez longtemps dans un même endroit pour que le désordre se fasse trop visible et Mary Margaret était quant à elle une véritable fée du logis.

Elle attarda son regard sur la table en bois, les quelques fournitures qui y traînaient, et l’ameublement, sommaire mais confortable de la pièce, détaillant tout un à un jusqu’à ce que son regard revienne se poser sur le pirate qui avait pris place sur le lit, appuyé contre le mur, la fixant d’un air amusé. Etrange, la façon dont elle pouvait littéralement sentir ses yeux se poser sur elle lorsqu’il la scrutait. Ignorant le fourmillement désormais familier qui la parcourut à cette idée, elle posa la bouteille sur la table le temps de se débarrasser de sa veste – à l’abri du vent, dans cette pièce qui retenait encore un peu de la chaleur que le soleil avait laissé derrière lui en tombant, il faisait bien meilleur, et elle la déposa sur le dossier d’une chaise, soudain consciente que dans son dos, le canon de son automatique était toujours coincé sous sa ceinture. Elle le retira avec lenteur avant de le poser sur la table sans un autre regard, puis récupérant la bouteille, elle rejoignit le pirate en quelques enjambées, s’asseyant à son tour au bord du lit pour soudain se laisser tomber en arrière. Confortable, et très moelleux. Elle sourit, manqua lâcher une blague, mais la retint en réalisant que ni Ikea ni Desperate Housewives n’étaient des termes susceptibles de  lui évoquer quoique ce soit. Tout un monde de références qui se fermait à elle.

Les yeux levés vers le plafond, elle resta pendant quelques secondes là, immobile et silencieuse, se concentrant sur les craquement du bois autour d’elle et le léger bercement provoqué par les vagues en dépit du fait que le bateau était amarré, avant de se tourner sur le côté, appuyée sur un coude, pour dévisager le pirate, la bouteille toujours en main, soudainement plus sérieuse :

« Je crois que je comprends pourquoi tu aimes tant ce navire. Et l’appel de la mer… parfois, je le ressens aussi. Mais dans ce monde, les pirates n’existent plus, et les aventures qu’on peut vivre… disons qu’elles n’ont pas le même attrait. C’est sûrement pour ça qu’on a fait de vous des personnages de roman. »

Son ton était soudain presque rêveur, mais elle se reprit bien vite, réalisant qu'elle ne savait même pas bien pourquoi elle lui disait ça, puis descendit une nouvelle gorgée du délicieux rhum qui commençait certainement à faire un peu effet puisqu’elle se surprenait à rêver des aventures que le pirate avait pu vivre sur ce navire, et à envier un peu malgré elle Milah, qui avait déjà connu cette vie. Il faudrait un jour qu'elle lui demande de lui faire le récit de ses plus grands périples. Mais elle avait abandonné Henry une fois, et ne le ferait pas deux fois. Peut-être que Milah n’avait eu personne à laisser derrière mais elle… elle savait qu’elle ne pourrait plus jamais être assez égoïste pour faire cela. L’idée la rendit inexplicablement triste, et elle se glissa contre le pirate, sans le toucher réellement, recherchant simplement sa chaleur.
Peut-être dans une autre vie. Peut-être.

Allongée contre le pirate sans réellement être blottie contre lui, Emma se concentrait sur le rythme de sa respiration et les battements de son cœur, la chaleur qui émanait de son corps et l’odeur de cuir, de mer et de mondes lointains qu’il dégageait. A bien des égards, elle était dans un environnement qui lui était étranger et inconnu : elle se trouvait dans un bateau qui venait d’un autre monde, dans (ou tout du moins, sur) le lit d’un homme dont elle ignorait encore beaucoup de choses et auquel elle venait pourtant d’ouvrir son cœur, et se tenait, non plus à la croisée des chemins car elle s’était déjà aventurée dans l’un d’eux - pour le pire et surtout, espérait-elle, pour le meilleur - mais face à une route dont elle ne discernait pas la fin, encore moins le milieu, et qui ne faisait que débuter. L’envie de prendre ses jambes à son cou était toujours présente, mais en même temps, elle trouvait un certain confort à être là. Elle aurait peut-être dû culpabiliser, car elle avait d’autres choses à faire, plus urgentes, et que sa famille se demandait peut-être où elle était, mais Emma estimait ne plus être une enfant et même si l’idée avait parfois du mal à passer auprès de ses parents, elle n’avait pas l’intention de se mettre à faire les seules choses qu’elle pouvait s’estimer heureuse d’avoir raté en grandissant seule, à savoir : rendre des comptes.
Tant qu’elle savait Henry sain et sauf quelque part, le reste n’avait pas d’importance et très franchement, elle estimait avoir le droit d’être égoïste une fois de temps en temps considérant ce qu’elle faisait jour après jour pour tout Storybrooke. Elle ne fuyait pas ses responsabilités. Elle les… déléguait de quelques heures. Ce n’était qu’une parenthèse, rien de plus. Dès l’instant où elle quitterait ce navire, les choses retourneraient à la normale. L’estomac de la jeune femme se noua en y songeant. Bien sûr, ce n’était pas entièrement vrai. En l’espace de quelques heures, tout avait changé, et plus rien ne serait jamais comme avant. Mais le monde continuerait à tourner, ignorant de ce qui s’était passé, son combat serait le même, leur adversité, en théorie, n’avait pas disparue. Il fallait qu’ils continuent, chacun de leur côté. Ce n’était pas comme si elle pouvait lui proposer un cinéma durant la semaine (encore que, rien que pour voir sa tête, c’était peut-être une idée), ou comme s’il allait l’inviter au restaurant et lui offrir des fleurs. Et ce n’était pas une mauvaise chose en soi ; elle n’avait jamais été très adepte de cette vie de couple plan-plan et banale, cette routine que tous semblaient s’imposer pour se donner l’illusion qu’ils menaient une vie normale. La vie d’Emma n’avait jamais été normale, et si elle n’aurait pas dit nom à un peu plus de normalité depuis quelques temps, ce n’était réellement pas ce à quoi elle aspirait. Mais il y’avait un revers à cela, et elle le savait. Se battre pour s’assurer qu’il n’irait pas faire quelque chose de stupide (comme mourir, ou tuer Gold) dans de telles conditions avait tout d’un véritable défi qu’elle n’était pas certaine de pouvoir relever. Mais enfin, si sa vie n’avait pas été un défi grandeur nature, alors rien ne l’avait jamais été, et très franchement, à ce stade, après ce qu’elle avait traversé, elle s’était faite à l’idée qu’elle n’obtiendrait jamais rien facilement. En attendant… elle pouvait toujours savourer un instant de complicité tel qu’elle n’en avait plus eu avec qui que ce soit depuis une bonne décennie.

« Ton monde est triste. Je n'y ai pas vécu, je n'y suis que depuis quelques jours et il me paraît bien morne. Mais toute chose est question de point de vue j'imagine. »

Un peu malgré elle, Emma se sentit peinée par la vision que le pirate avait de son monde. Elle savait pourtant qu’il avait raison, et ses parents lui avaient tenu un discours similaire mais… c’était le seul qu’elle connaissait réellement. Elle y avait grandi, elle y avait fait ses preuves. De l’autre côté, dans le monde des contes, elle était complètement dépaysée, sans repères dans un lieu où chaque pas semblait pouvoir lui coûter la vie. Oui, son monde à elle aussi était hostile, et voulait sa peau, même si c’était probablement plus métaphorique que littéral. Mais elle avait appris à le dompter. Et oui, c’était une survivante et elle savait s’adapter à n’importe quelle situation. Mais la véritable question était : le souhaitait-elle ?
Elle ferma les yeux, comme si elle pouvait ainsi chasser tous ces doutes, toutes ces pensées qui amenaient plus de questions que de réponses, se focalisant un peu plus sur la voix du pirate qui continuait de parler :

« J'ai vu pas mal de choses dans ma vie, j'ai visité de nombreuses terres et j'ai même changé de monde, j'ai eu beaucoup d'aventures en mer comme sur terre... ma vie a été bien remplie. La mer, c'est un peu ma famille. J'ai connu ça toute ma vie quand mon père m'a emmené la première fois sur un navire et m'y a abandonné. Je peux pas dire que la vie de pirate c'est le bon chemin à prendre, mais je m'y suis toujours retrouvé. L'appel de la mer, c'est inné. Mais parfois on ne peut pas toujours le suivre. »

Elle rouvrit les yeux pour le regarder avec un mélange de curiosité et d’intérêt tandis qu’il parlait de lui, lui révélant un peu plus de choses à son sujet. Ainsi, lui aussi avait été abandonné ? Elle repensa à la façon dont il avait parlé du regard que tous les orphelins avaient : était-ce un regard que lui-même croisait en voyant son reflet dans le miroir ? Ils partageaient décidément plus de points communs qu’elle ne l’avait d’abord soupçonné, d’autant que s’il n’avait jamais vécu que sur son navire, il n’avait jamais dû rester très longtemps au même endroit : Emma avait passé sa vie à aller d’un endroit à l’autre sans s’attacher. Elle n’avait peut-être pas visité beaucoup d’autres mondes, mais elle connaissait la côte américaine comme personne, l’ayant sillonnée d’une extrémité à l’autre. Orphelins, vagabonds, voleurs, malchanceux en amour… oui, la liste était plus longue qu’elle ne le pensait. A la différence que si elle était toujours restée près de la mer, elle ne pouvait vraiment prétendre avoir jamais navigué – est-ce qu’à la place de Killian elle serait devenue une pirate, elle aussi ? De ce qu’elle en avait vu, il n’y avait pas que sur le plan de la technologie que le monde des contes représentait une régression par rapport à ce monde, et elle n’était pas certaine qu’elle aurait réussit à se libérer du carcan de femme au foyer (ou de princesse, dans le cas où elle avait grandi avec ses parents) qu’on lui aurait imposé. Milah avait essayé et cela lui avait valu d’être tuée par son mari. Pas un destin franchement enviable. Et pour une femme aussi indépendante qu’Emma, cela pouvait poser problème. Un parmi tant d’autres.

« Je ressemble à quoi dans ces romans ? »

Saisissant aussitôt l’opportunité pour détourner ses pensées sur un sujet plus léger, Emma repensa à ce qu’elle savait des films et du livre – un livre qu’elle avait adoré toute petite mais qu’elle n’avait pas relu depuis très longtemps –, et pouffa légèrement. La réponse n’allait sûrement pas lui plaire, et à présent qu’elle tentait de l’imaginer avec une perruque bouclée, elle devait avouer qu’il perdait soudain en prestance. Passant distraitement son doigt sur le cuir de son manteau sur lequel elle dessinait des arabesques d’un geste un peu machinal, elle répondit, l’air amusé :

« Hmm, et bien pour tout t’avouer ton alter ego fictif n’est pas aussi séduisant que l’original… Il a de longs cheveux bouclés, et si je me souviens bien, le livre dit que ses yeux deviennent rouges lorsqu’il se sert de son crochet pour tuer quelqu’un – mais je n’ai pas vérifié, cette partie là est peut-être vraie », ajouta-t-elle avec humour. « Quoi d’autre ? Ah, sa main a été dévorée par un vrai crocodile, qui a également avalé une montre ce qui fait que lorsqu’il s’approche, on entend le « tic-tac » à l’intérieur de son ventre et notre cher capitaine a donc une peur bleue des horloges… »

Elle repensa soudainement au dessin-animé de Disney et se remit à rire :

« Pour être honnête, il est souvent ridiculisé, surtout à cause du dessin-anim… » Elle s’interrompit brusquement avant de reprendre : « Tu sais quoi, oublie ça, tu ne comprendrais pas. Je te montrerai un jour. » Elle sourit un peu plus à l’idée – Hook devant une télé c’était déjà un spectacle prometteur, mais Hook devant une télé regardant son  équivalent animé, c’était tout simplement quelque chose qu’elle était prête à tuer pour voir. « Mais si je me souviens bien, dans le roman, c’est un personnage assez fascinant. Il est cruel, mais aussi élégant et distingué, il a quelque chose d’assez charismatique. Je l’ai toujours préféré à Peter Pan, en fait. »

Elle pencha la tête, l’air songeur. C’était une drôle ironie du sort, en y repensant, mais c’était vrai. Peter Pan était un gamin tyrannique, capricieux et irresponsable qui n’en faisait qu’à sa tête et se montrait bien souvent plus cruel encore que le pirate, même si le dessin-animé avait quelque peu aseptisé la vision du personnage.

« En y repensant, il n’est peut-être pas si différent de l’original, finalement. » Elle haussa les épaules. « Le passé tragique en moins. » Tendant la main pour dérober la bouteille de rhum au pirate, elle en but une gorgée puis lui la rendit, réalisant qu’elle était presque vide. « Ce monde est probablement plus triste que le tien, c’est vrai. Mais il n’y a pas de sorcières pour gâcher la vie des gens, ou de lutins Ténébreux pour en détruire d’autres. L’un dans l’autre, je dirais qu’ils se valent. Il est moins magique, oui, mais crois-le ou non, j’y ai aussi eu ma part d’aventures. Et puis, il y a des choses bien aussi… le Nutella, l’électricité, le cinéma, les Beatles, Internet, les jeux-vidéos,… »

Elle s’interrompit en réalisant qu’il ne comprenait probablement pas un traitre mot à tout ce qu’elle lui disait, et que la liste de tout ce qui lui manquerait si elle devait partir vivre dans un autre monde était encore très longue. Plus de douches chaudes où elle pourrait se shampouiner à l’aloé vera, plus de pizzaiolos pour lui délivrer sa Margherita royale tandis qu’elle regardait distraitement un talk-show à la télé, plus de lèche-vitrine au centre commercial pour se trouver une nouvelle paire de bottes tout en buvant un café viennois de chez Starbucks, plus de départs précipités au volant de sa petite coccinelle jaune pour traquer un employé Ikea qui refusait de faire face à la justice… Emma ne se considérait pas comme une femme superficielle attachée à son petit confort matériel (s’il fallait un seul indice, le peu de possessions qu’elle avait en disait long sur son état d’esprit), et si elle pouvait parfaitement, en soi, se passer de ces choses, le fait de savoir que c’était une option qui restait disponible à tout moment avait quelque chose de rassurant, de réconfortant. Mais si elle quittait ce monde… elle disait définitivement au revoir à tout cela. Et ce qui ne lui manquerait pas les premiers jours, les premières semaines, finirait par se faire sentir après quelques mois. Heureusement, la situation ne se présentait pas encore. Le jour où lui faudrait faire un choix, en revanche…

Elle soupira légèrement, se massant les tempes. Encore un problème qu’elle préférait reléguer à un autre jour.

« Lorsque ta vengeance te laissera un peu de répit, et que Storybrooke ne risquera plus d’être rayé de la carte, je te montrerais les meilleurs aspects de ce monde. »

Elle n’espérait pas le convaincre que ce monde n’était pas aussi déprimant qu’il en avait l’air, ni quoique ce soit dans ce goût là, ce n’était pas son but, mais elle était à vrai dire assez curieuse de voir sa réaction à certaines inventions de son monde, et elle se disait que certaines pouvaient même potentiellement lui plaire. Elle s’étira, cette fois se réfugiant un peu plus contre lui, posant une main sur son torse et sa tête sur son épaule dans un geste d’une intimité étonnante et pourtant incroyablement naturelle, et murmura d’une voix légèrement teintée de fatigue :

« Et Neverland, ça ressemble à quoi ? »

Elle avait envie de comparer ce qu’elle savait du roman et la vérité, car en dépit d’elle-même, elle avait un attrait et une curiosité pour ces autres mondes qu’elle ne pouvait nier – ils avaient rythmés son enfance après tout, et combien de fois avait-elle souhaité pouvoir s’y évader ? Etrange coup du sort, qu’à présent que cela devenait peu à peu une possibilité, elle se sentait si incertaine à l’idée de tout quitter pour y vivre…

A présent que toute la tension accumulée durant les dernières minutes, voire les dernières heures, s’était envolée, Emma sentait son corps crier à la fatigue. Elle ne fonctionnait presque plus qu’à ça, et pour peu, elle en aurait troqué son chocolat chaud saupoudré de cannelle contre de la caféine si cela avait pu lui assurer qu’elle serait capable de tenir d’un bout à l’autre de la journée, mais elle ne pouvait renoncer à sa petite douceur du matin, et obligeait ainsi ses nerfs à prendre le relai, ce qui, bien sûr, épuisait considérablement son corps. Si encore elle avait pu se réfugier dans la confortable certitude qu’une bonne nuit de sommeil l’attendrait, mais non, elle ne pouvait s’empêcher de cogiter, de s’enfoncer dans des cauchemars sans fin où Henry lui était enlevé et Regina gagnait, où ses parents l’abandonnaient à nouveau et où tout Storybrooke se retournait contre elle pour lui dire qu’elle était une sauveuse de pacotille, sans parler du nombre de fois où elle revivait la mort de Graham et la trahison de Neal, la laissant souvent plus éreintée encore au lever qu’au coucher. Elle se réveillait régulièrement, voyant parfois défiler ainsi toutes les heures jusqu’au petit matin, et avait ainsi passé des nuits entières incapables de dormir en dépit de ses somnifères. Pire, elle avait parfois peur de dormir, et préférait alors se mettre devant la télé, à regarder de vieux dessins-animés en noir et blanc, attendant les premières lueurs de l’aube drapée dans une bonne couverture, jusqu’à ce qu’Henry la rejoigne et qu’ils petit-déjeunent ensemble. C’était la seule façon pour elle de s’arrêter de tourner en rond, à penser à tout et rien dans le noir, d’empêcher son esprit, qui n’avait guère plus de repos que son corps, de dériver dans la folie sans queue ni tête des heures les plus sombres.

Tout en parlant, elle calqua inconsciemment son rythme de respiration sur celui de Hook, qui se faisait peu à peu plus lent et régulier, d’une façon qui l’apaisait agréablement. Elle se sentait épuisée, mais étrangement sereine, même si elle savait que ce n’était que temporaire. Le tourbillon d’émotions qui l’avait emportée l’avait littéralement laissée épuisée et essorée, car elle était une véritable éponge et absorbait tout ce qui l’entourait. Et si on pouvait la juger fougueuse, côtoyer Hook était une expérience particulièrement intense elle aussi. Que pouvait-on attendre d’autre d’un homme qui pendant trois siècles n’avait songé qu’à venger sa bien aimée ? Oui, intense était le mot. Ses émotions, exceptées la colère, étaient restées trop longtemps enfermées et à présent qu’il les laissait s’exprimer, elles étaient brutes, sauvages, indomptées, et c’était terrifiant mais aussi exaltant, parce que c’était en partie au moins à cause d’elle. Ou grâce à elle. Trois siècles, se répéta-t-elle avec un mélange de fascination et d’effroi. Est-ce que quelqu’un pouvait réellement faire preuve de la même dévotion envers elle ? Elle avait en tout cas réussi à se faire aimer de cet homme là, cela devait bien signifier quelque chose non ? Sauf si bien sûr, tout ça n’était qu’un rêve. Elle espérait dans ce cas que, pour une fois, elle ne se réveillerait pas.

Elle savoura une nouvelle fois le rire franc de Killian à l’écoute de sa description en se disant qu’elle ne s’en lasserait jamais, et il répondit avec humour à ce qui n’avait été qu’une boutade de sa part :

« Non, j'ai pas les yeux qui deviennent rouges quand je l'utilise. »

Ce qui était une bonne chose, se dit-elle, car il avait des yeux d’un bleu tel qu’elle n’en avait jamais vu, et si elle se retint de lâcher ce compliment aussi cliché et que navrant, elle ne put s’empêcher de lever la tête juste pour le plaisir de les regarder à nouveau.

Elle pouvait le sentir tiraillé entre amusement et quelque chose proche de  l’effroi en constatant ce que ce monde avait fait de lui et dont le résultat n’avait rien de franchement flatteur. Il devait, à ce stade, commencer à regretter d’avoir posé la question, mais il ne l’interrompit pas pour autant. Son égo n’avait peut-être pas besoin d’être gonflé, mais au moins avait-il encore de l’humour quant à sa personne ; une bonne chose.

Quant à son invitation à lui montrer sa version animée, elle le laissa aussi sceptique qu’attendu considérant qu’il n’avait pas la moindre idée de ce dont elle pouvait parler, et en se mettant à sa place, elle ne pouvait que comprendre son incertitude et son manque d’enthousiasme, même si à sa grande surprise, il ne rejeta pas l’offre tout de go.

« Heum... pourquoi pas j'imagine. »

Au fond, ce qu’il ressentait ici était similaire à l’expérience qu’Emma avait faite en arrivant dans la forêt enchantée, mais, supposait-elle, en mille fois plus virulent. La magie exceptée, le monde des contes était une copie relativement fidèle de ce monde-ci, mais à une époque largement antérieure. Une sorte de version médiévale de sa bonne vieille Terre. C’était nouveau pour elle, oui, mais nouveau au sens dépaysant, pas nouveau au sens découverte. Elle avait suivi des cours d’histoire, et même si elle n’avait jamais été une tête de classe, elle en avait retenu pas mal de choses. Ce n’étaient pas des forêts, des châteaux, des villages et quelques valeurs désuètes qui allaient la faire perdre pied. Les ogres, géants et sorcières en revanche, c’était encore une autre paire de manches. Mais le pirate, lui, arrivait dans un monde technologiquement plus avancé qu’aucun autre où il avait pu mettre les pieds. Et il y avait véritablement de quoi y devenir fou, surtout considérant que Storybrooke avait raté un certain nombre d’étapes durant les vingt-huit dernières années et que plus de 90% des gens de cette planète ne comprenaient pas eux-mêmes comment le monde dans lequel ils vivaient fonctionnait. Oui, c’était compréhensible qu’il préfère rester sur son navire et ne souhaite rien découvrir de cet endroit, sans même parler du fait qu’il avait plutôt intérêt à ne pas se faire repérer. Mais après tout, n’était-ce pas le propre des pirates, de partir vivre des aventures dans l’inconnu, de découvrir de nouveaux horizons et de nouvelles terres ? Dans ce cas, c’était réussi.

La conclusion de son récit arracha un nouveau rire à Hook, qui commenta simplement :

« Le vrai Peter n'est sûrement pas quelqu'un que l'on puisse vouloir rencontrer. »

Emma hocha la tête sans réelle surprise. Ne disait-on pas que les enfants étaient les plus cruels ? Alors un enfant qui avait passé des siècles dans un monde où il ne pouvait grandir, enfermé dans une enveloppe corporelle, condamné à répéter les mêmes erreurs… que pouvait-on en attendre d’autre ?
Mais le pirate ne s’attarda pas sur le sujet et Emma n’insista pas non plus. C’était un sujet de conversation pour une autre fois, un parmi tant d’autres. Rien ne pressait. Ce qui n’était pas nécessairement vrai, mais Emma préférait voir les choses ainsi, refusant pour une fois de se laisser abattre par une poussée de pessimisme. Elle pouvait néanmoins deviner, sans même avoir à le regarder, la tristesse, la souffrance et la colère qui brûlaient encore au fond des prunelles du pirate lorsqu’elle évoquait son passé. Elle se pelotonna un peu plus contre lui.

« C'est peut être pas plus mal... »

Oui, probablement. C’était un conte pour enfants, après tout, et Crochet en était le méchant. Nul n’était supposé le prendre en pitié, et encore moins l’aimer. Mais évidemment, toute la vie d’Emma avait été un gigantesque doigt d’honneur à  tout ce qui était supposé arriver dans un monde normal.
Un monde qui laissait Hook visiblement de plus en plus perplexe au fur et à mesure qu’elle en parlait, et il ponctua son énumération interminable d’un sourire moqueur.

« Tout cela m'a l'air passionnant. »

Elle leva les yeux au ciel en sentant la condescendance dans sa voix et lui pinça gentiment le nez pour toute réponse, un sourire mutin aux lèvres. Il ne semblait toutefois pas complètement insincère. Il lui laissait sa chance de lui prouver ce qu’elle disait. Pour elle ou par réelle curiosité ? Difficile à dire, mais elle prendrait ce qu’on lui donnait. Elle avait appris à ne pas être exigeante.

Il la prit par surprise en se penchant pour lui voler un baiser, et elle se fit la remarque que si jamais ils devaient avoir une dispute enflammée et qu’elle refusait de lâcher le morceau – ce qu’elle ne pouvait que trop bien imaginer – il avait là la manière la plus effective qui soit de la réduire au silence. Elle ne serait même pas capable de le repousser, pas quand il embrassait si bien. Elle se fustigea mentalement à cette remarque, la mettant sur le compte de la fatigue, ou du rhum, voire même de la présence de Killian à ses côtés qui lui faisait plus perdre se moyens qu’elle n’aurait bien voulu l’admettre.

« J'ai hâte de voir ça. »

Et tandis qu’il lui reprenait la bouteille et s’installait un peu plus confortablement sur le lit, elle en profita pour se redresser légèrement, se contorsionnant pour s’extraire de ses bottes et les kicker négligemment, les laissant retomber au bord du lit sans y prêter grande attention, avant de se recroqueviller contre son pirate, ses boucles d’or se répandant sur l’oreiller tandis qu’elle fermait les yeux, la fatigue rendant ses paupières un peu plus lourdes à chaque seconde qui passait. Le bras du pirate vint l’entourer d’une façon protectrice et elle poussa un soupir d’aise inaudible. Elle ne s’était pas sentie aussi en sécurité depuis… longtemps, très longtemps. L’ironie voulait que ce fût sur un bateau pirate qu’elle retrouve ce doux sentiment, mais elle en était au point où cela ne l’atteignait plus. Les épaules relâchées, les yeux fermés, son corps semblait reposé, perdant cette attitude qu’elle avait, même endormie, où tous ses sens restaient en alerte, comme prête à bondir sur un éventuel agresseur. C’était la meilleure preuve de confiance qu’elle pouvait lui apporter, ainsi serrée contre lui, désarmée - et en chaussettes ! -, presque vulnérable, attendant sa réponse.

« C'est... une île. Rien n'y est jamais réellement défini. Neverland n'obéit à aucune loi logique. Le temps peut changer d'un instant à l'autre, les saisons n'existent pas et personne là bas ne peut vieillir. Le territoire est sous le contrôle de Peter et les Perdus. Mais ils ne sont pas les seuls à y vivre. Notamment il y a des indiens, des sirènes et... des fées. Vivre là bas c'est une horreur. »

A l’en écouter, elle n’avait pas de mal à le croire, et se demandait comment il n’était pas devenu fou en y passant trois siècles. Ainsi, le prix à payer pour la fontaine de Jouvence était donc celui de la tranquillité et de la stabilité, dans un monde qui semblait presque aussi fou que le pays des merveilles d’Alice. C’était peut-être encore dans la forêt enchantée qu’elle s’en tirait le mieux, en vérité. La curiosité de découvrir cet endroit était toujours là, mais ce n’était plus que ça : de la curiosité. Il n’y avait plus trace du désir qu’elle avait pu avoir, plus petite, de partir s’isoler dans ces univers enchantés. Elle n’avait probablement plus l’âge pour ça de toute façon.

« Hmm, je vois… » mumura-t-elle simplement d’une voix pleine de bâillements contenus, hochant légèrement la tête, comme si le simple geste lui coûtait.

Non pas que le récit ne l’intéressât pas, au contraire – elle n’aurait pas posé la question sinon – mais elle avait de plus en plus de mal à lutter conte le sommeil qui l’enveloppait peu à peu. Après un instant de silence, elle inspira profondément le parfum du pirate dans le creux de sa nuque puis ajouta d’une voix rêveuse accentuée par le sommeil et l’alcool :

« Je crois que je suis en train de tomber de fatigue… dans le lit d’un pirate… » Elle eut un rire presque inaudible, comme si l’idée était risible, et sans doute l’était-elle. « Je compte sur toi pour ne pas en profiter… », ajouta-t-elle dans un souffle.

Elle n’eut que le temps de finir sa phrase avant que Morphée ne vienne la prendre de force dans son royaume, la volonté lui manquant à présent pour le repousser et lutter contre son emprise. Elle s’abandonna à ses bras, ou plutôt à ceux du pirate, ses jambes venant d’elles-mêmes s’entremêler aux siennes, sa main trouvant sa place sur son torse, sa tête parfaitement logée contre son épaule, comme si sa place avait toujours été là, et s’endormit pour la première fois depuis bien longtemps d’un sommeil bénéfique et libérateur, sans rêves ni cauchemars.