En mer, chaque jour se ressemblait. Du moins, elle avait fini par le croire. Un jour ne semblait être rien d’autre que la répétition du précédent. Encore, et encore, et encore. Cela s’arrêterait-il un jour ? Aurait-elle enfin la possibilité de revoir l’homme qu’elle aimait, de le serrer dans ses bras ? Comment savoir... Elle ne mesurait que trop bien l’avidité de Hook face au trésor qu’elle représentait, une source de richesse sans fin. Elle n’osait penser en terme d’avenir tant l’idée de passer le restant de ses jours sur un bateau la terrifiait. Combien de temps s’était-il écoulé depuis le jour où elle avait été arrachée à son fiancé, le matin même de son mariage ? Des semaines, des mois peut-être ? Elle n’aurait su le dire. Le temps avait cessé d’être quantifiable pour devenir une vague masse sans début ni fin. Une notion aléatoire. La mer, supposée être synonyme du large et de la liberté n’était pour elle qu’une prison, une prison de laquelle elle ne pouvait s’échapper sans perdre la vie. Bien que cela lui parût à certains moments presque préférable, elle n’en était pas encore réduite à cette extrémité, mais plus le temps passait, et plus l’espoir de retrouver un jour le bonheur qu’elle avait pu seulement toucher du bout des doigts s’évanouissait.

Elle foulait depuis si longtemps le plancher du navire, ce sol qui tanguait, qu’elle en avait presque oublié ce qu’était poser le pied sur la terre ferme. Sentir la terre et l’herbe tendre sous ses pieds. Si loin de la rive, elle se sentait perdue, déracinée. Bien sûr, l’équipage était à certains moments contraints de faire escale, ne serait-ce que pour le ravitaillement. Malheureusement pour elle, jamais elle n’avait eu le droit d’accompagner ceux qui débarquaient, et inutile de dire qu’elle demeurait à bord sous bonne garde. Et pourtant, cette fois-ci, sans qu’elle parvienne vraiment à comprendre pourquoi, le capitaine sembla enclin à ce qu’elle descende avec eux, mais une fois encore, étroitement surveillée. Mais même avec cette escorte, elle était trop heureuse de pouvoir enfin sortir du Jolly Roger pour seulement prétendre protester. Enfin, elle allait en sortir et voir autre chose que de l’eau à perte de vue et des territoires auxquels il lui était impossible d’accéder. Elle avait espéré qu’ils arrivent dans un village qu’elle connaissait, ou du moins qui se trouvait non loin du lieu où elle avait été enlevée. Mais en vain, rien dans cet endroit ne lui rappelait le moindre souvenir. Elle n’était pas stupide : s’il y avait bien un moment, un seul où elle pourrait avoir l’occasion de s’enfuir, c’était celui-là. Mais elle devait bien reconnaître que, s’il était cruel, Hook n’était pas stupide, il aurait forcément prévu cette possibilité. Une fois de plus, elle était surveillée par des membres de son équipage, épiée comme s’ils s’attendaient tous à ce qu’elle se mette soudainement à courir.

Elle regardait les gens, les passants avec une certaine envie. Que n’aurait-elle donné pour être à leur place ! Elle se rappelait encore de ces moments qu’elle avait passés sur la route, des moments où elle s’était souvent sentie apeurée, désespérée. Oui, elle avait eu faim et froid, mais au moins, elle était libre alors. A présent, ses gestes étaient surveillés. Elle aurait pu crier au secours, alerter ces gens, mais elle savait ce qu’elle risquait : au moindre mot qu’elle prononcerait, son don serait dévoilé aux yeux de tous, et cela impliquait des risques qu’elle n’avait aucune envie de courir. Elle ne voulait pas attirer l’attention, et encore moins la convoitise. Oui, elle était déjà prisonnière, mais à l’exception du capitaine, la plupart des membres de l’équipage étaient moins terribles qu’elle l’avait cru au départ. Sa situation était loin, très loin d’être idéale, mais elle aurait pu être bien pire. De plus, qui sait ce que Hook lui ferait si jamais elle osait attirer l’attention sur eux ? Et pourtant, elle ne pouvait s’empêcher d’être attentive, d’espérer un instant de répit, un instant où elle aurait la possibilité de fuir. Heureusement pour elle, les pirates trouvaient sur terre toutes les distractions qui leur manquaient sur mer. L’homme qui se trouvait à ses côtés était de ceux-là, et son oeil semblait particulièrement attiré par un petit groupe de jolies jeunes villageoises qui discutaient bruyamment. Elle regarda de l’autre côté. Si elle se montrait suffisamment discrète, peut-être...
Elle fit un pas, deux pas, puis se décida à avancer, à se séparer du reste du groupe, l’air de rien, sans oser regarder en arrière. Mais, lorsqu’elle sentit quelqu’un marcher derrière elle, elle sut que cette tentative serait infructueuse.

Elle songeait parfois que le destin avait été bien cruel avec elle. Depuis la mort de son père, les choses n’avaient fait qu’empirer au fur et à mesure, mais elle devait bien avouer que, depuis qu’elle avait reçu ce don, tout avait été chamboulé. Bien sûr, elle n’aurait jamais rencontré l’homme qu’elle aimait, mais elle n’aurait pas non plus été enlevée par un pirate, elle ne serait pas devenue l’objet de toutes les convoitises. Les hommes étaient attirés par la richesse et elle en était une source inépuisable, qu’elle le veuille ou non. Parfois, elle maudissait cette fée qui le lui avait donné et l’avait ensuite laissée se débrouiller toute seule avec ce fardeau. Ah, elle avait cru la récompenser ! Connaissait-elle donc si peu le monde pour ne pas avoir mesuré les conséquences de son geste ? D’autres fois c’était elle-même qu’elle maudissait, elle qui avait été bien punie en restant fidèle aux principes que lui avaient inspirés son père. Il fallait croire que la gentillesse et la générosité ne lui avaient apporté que de la souffrance. Et maintenant, qu’allait-elle faire ? Elle était prisonnière, piégée. A moins d’un miracle, elle vivrait et mourrait sur ce bateau qu’elle avait peu à peu appris à détester. Elle qui avait toujours désiré la liberté se retrouvait prisonnière pour la seconde fois de sa vie. Son seul espoir était que son don disparaisse un jour, car elle imaginait bien que Hook ne la laisserait pas partir si facilement pour le moment. Il lui faudrait seulement espérer qu’il accepte alors de la laisser partir. Mais dernièrement, elle avait commencé à nourrir un autre espoir : elle avait bien remarqué qu’au fil du temps elle réussissait à amadouer certains des pirates du navire, dont Mr Smee, bras droit du capitaine et qui paraissait l’apprécier. Peut-être qu’un jour, elle parviendrait à convaincre l’un d’entre eux de la laisser partir, même si elle savait que ce ne serait pas chose facile, loin de là : se prendre de sympathie pour une prisonnière était une chose, désobéir à son capitaine en était une autre, et pour le moment, elle était encore bien loin de ce stade.

Pourtant, elle espérait. Elle avait trouvé étrange que Hook accepte de la laisser aller sur le rivage et elle en avait déduit que l’un de ses hommes avait réussi à le convaincre. Comment ? Elle l’ignorait, mais elle savourait ce moment. Elle savait que retourner sur le navire serait une déchirure. La terre lui avait tant manqué... Le simple fait de poser ses pieds sur le sol était réconfortant. Un maigre réconfort cependant, car sur terre comme sur mer, elle n’était rien d’autre qu’une prisonnière à la merci de ses geôliers. Seule contre eux, comment pouvait-elle espérer s’en sortir ? La terre représentait sa seule chance de réussir à s’en sortir, elle le savait. Sur mer, elle n’avait que le choix du navire ou celui de l’eau, et elle n’était pas suffisamment désespérée pour choisir cette dernière alternative. Elle enviait ces sirènes qu’elle voyait parfois le soir, et qui avaient la possibilité d’évoluer comme bon leur semblait. Elle enviait d’ailleurs tous les êtres qui pouvaient profiter de leur liberté. Elle n’en pouvait plus d’être constamment surveillée, de ne plus pouvoir faire un pas sans être soupçonnée.

Cette sortie était tout ce qu’elle pouvait espérer. Plus encore, l’inattention des pirates lui procuraient l’occasion qu’elle espérait. Elle ignorait si elle pourrait réussir, et si c’était le cas, elle savait encore moins ce qu’elle ferait, seule, sans argent et avec un don si encombrant. Peu importait, tout ce qui comptait c’est qu’elle puisse s’éloigner de ces pirates, les semer. Elle s’éloigna, et vit avec une certaine stupeur que personne ne lui courait après. Alors, c’était si simple ? Il lui avait suffi de se faufiler, comme ça, sans faire le moindre bruit, discrètement. La sensation était presque grisante, mais elle avait si peur qu’elle pouvait sentir son coeur se serrer. La crainte se fit plus forte encore quand elle entendit des pas derrière elle. Elle n’eut pas besoin de se retourner pour savoir de qui il s’agissait. Avant même qu’elle ait pu réagir, il plaça son bras autour de ses épaules. Le contact du crochet contre son corps la glaça et la fit frissonner. Oh, comme elle haïssait cet homme ! Elle détestait sa proximité, elle détestait la manière dont il murmurait ces mots à son oreille, elle détestait ne pas pouvoir lui répondre sous peine de dévoiler son don. Mais ses paroles suivantes la mirent en colère et dans un brusque mouvement, elle se dégagea de son emprise, s’éloignant du crochet.

« Lâchez-moi ! Je ne suis pas votre petite ! »

L’effet ne se fit pas attendre : instantanément quatre fleurs et quatre perles sortirent de sa bouche et vinrent s’échouer sur le sol, mais elle n’y prêta guère attention. Ses yeux lançaient des éclairs et elle l’aurait très volontiers frappé.