Encore une grise et humide journée d'automne. Les feuilles racornies se tassaient dans toutes les allées et, collées par la pluie, commençaient à former une espèce de boue noirâtre. Depuis la disparition de Granny, des rues lézardées de la ville ressortissait une silence nerveux. La crainte se lisait sur bon nombre de visage et se muait très vite en agacement chez certains qui remâchaient amèrement leur vulnérabilité et leur incapacité d'action face au récents événements. Jefferson soupira en portant ses courses de la semaine. Il n'avait jamais aimé cet endroit et préférait vivre en retrait dans sa maison loin du centre et de ses multiples agitations. Il évita de marcher dans une flaque d'eau en s'éloignant de la supérette où il s'était pourvu du nécessaire pour poursuivre une voire deux nouvelles semaines en solitaire à savourer pleinement les joies d'une existence retirée du monde.
«
Eh ! Toi ! »
Le Chapelier se retourna doucement avec un agacement non dissimulé. Se faire apostropher d'une manière aussi grossière dans la rue ne lui convenait guère. Il maugréa un nonchalant «
Oui ? » à l'adresse de l'inconnu. Il était vêtu d'une simple veste en jean en dessous duquel on pouvait distinguer un débardeur d'un blanc délavé et couvert de tâches d'huile et de ketchup. Un garagiste vraisemblablement amateur de hamburgers du Dinner. Jefferson soupira doublement : pourquoi les gens ici devaient-ils être à ce point des clichés ambulants ? Le mécanicien poursuivit sur un ton plutôt agressif en tendant ses mains sales vers lui :
«
Ramène ma femme !–
Je vous demande pardon ? répondit-il décontenancé en le regardant sans cacher son dégoût et sa surprise.
–
Ramène MA FEMME ! T'as compris ?!–
Je suis désolé mais je ne vois pas de quoi vous voulez parler, coupa sèchement le Chapelier en changeant de trottoir son paquet de courses sous le bras. »
Mais l'autre homme le rattrapa et lui saisit l'épaule violemment, son ton se faisant de plus en plus menaçant à mesure que croissait son désespoir :
«
Oh si qu'tu sais très bien !! Alors tu l'as ramènes ou je t'éclate ta gueule, connard ! T'as compris là ?! »
Jefferson chercha à se dégager de cette étreinte inamicale et qui le révulsait. Cet homme était sale et il le touchait. Il comprenait bien de quoi il était question. L'épouse de ce rustre devait très certainement avoir disparue et le type voulait qu'il utilise son chapeau pour aller la chercher. Mais que croyait-il ? Qu'on pouvait sortir comme ça des gens de son chapeau comme un tour de magie ? Techniquement, il le pouvait, mais il ne savait pas où elle se trouvait et n'avait nullement l'envie de se déranger pour si peu. L'inconnu avait une poigne d'acier qu'il n'hésita à resserrer pour éviter que sa proie ne lui échappe.
«
T'as intérêt d'm'obéir ou j'vais t'saigner ! poursuivit-il avec agressivité en augmentant la pression qu'il exerçait sur son bras en faisant craquer légèrement les os.
–
Je comprends votre mécontentement, mais je ne peux vraiment rien faire alors lâchez-moi, répondit-il froidement. »
Une grimace ou un affreux sourire déforma le visage rude de l'homme qui plaqua alors sa victime contre le mur d'une ruelle.
«
Tu l'auras voulu, enfoiré ! conclut-il en donnant un franc coup de poing dans le ventre du Chapelier qui s'effondra au sol peinant à retrouver sa respiration. Il en avait même lâché ses courses qui s'étaient éparpillées sur le bitume.
Il est où ton chapeau d'abord ?–
Va te faire... répondit Jefferson entre deux spasmes.
–
QUOI ???!!–
J'ai... dit... va te faire... foutre... »
À ces mots, le gaillard, qui n'avait jusque là que bien peu de retenue, perdit tout contrôle de lui-même et balança un coup pied dans les côtés de celui qui venait de l'insulter. Il sortit alors un canif de la poche de son jean et le brandit fièrement devant le visage de sa proie.
«
Dernière chance ! »
Jefferson, haineux, sourit et lui cracha en pleine figure.