Lacey French & Emma Swan

« Je te sers la même chose que d’habitude ? »

La voix chantante de Ruby la tira brusquement de ses pensées et Emma, assise à son emplacement habituel chez Granny’s, leva la tête dans sa direction, avec une mine légèrement égarée pendant un instant, comme si elle ne savait plus où elle se trouvait, puis elle hocha la tête distraitement. En général, Ruby n’avait pas besoin de demander ce qu’elle voulait, elle le savait très bien et la servait directement, mais le fait qu’elle ait cette fois posé la question suggérait qu’elle devait avoir très mauvaise mine, le genre de mine qui disait que son habituel chocolat chaud saupoudré de cannelle n’était pas suffisant pour ce genre de situation. Mais très franchement, après le rhum qu’elle avait ingurgité la veille, elle se sentait légèrement groggy, sans même parler de ce qui s’était passé lors de cette soirée, et du retour de Neal et… ughhh il était définitivement trop tôt pour avoir ce genre de pensées, songea-t-elle en se massant les tempes, comme dans l’espoir de les chasser.

« Oui, s’il te plaît. »

Après un dernier regard inquiet en sa direction, Ruby acquiesça et tourna sur ses talons sans poser de questions. Une discrétion qu’Emma apprécia en cet instant – même si elle supposait que de toute manière, c’était évident pour tout Storybrooke qu’elle était à cran vu les récents évènements, et elle ne devait pas être la seule. Les détails personnels… et bien ils étaient personnels. Emma s’avachit littéralement sur la table, appuyant son front contre celle-ci avec un soupir. Puisque la magie existait, pourquoi ne pouvait-elle pas tout régler en un claquement de doigts, pourquoi ?!

Elle entendit, quelques instants plus tard une tasse se poser sur la table, et releva la tête juste assez pour voir Ruby lui offrir un petit sourire d’encouragement avant de re-disparaître derrière le comptoir. Le récent tremblement de terre, dont les fissures lézardaient encore la rue juste en face du café, avaient fait pas mal de dégâts, et même si la jeune femme et sa grand-mère s’étaient empressées de remettre les choses en état autant qu’elles le pouvaient, tout n’avait pas pu être sauvé et la brunette s’activait donc et faisait de son mieux pour que le café continue à tourner normalement tandis que bon nombres de commerces avaient préféré fermer. Pour Emma, c’était un soulagement, car elle ne s’imaginait pas continuer sur ce rythme là sans se poser pour savourer son chocolat chaud quotidien, et même si elle adorait celui de Mary Margaret, elle avait de plus en plus tendance à fuir son appartement et ses occupants qui, bien qu’armés de bonnes intentions, l’étouffaient un peu de leurs regards soucieux et questions inquiètes.
D’un geste machinal, presque enfantin, elle passa son doigt sur la crème chantilly et la porta à ses lèvres pour la lécher, constatant avec attendrissement que Ruby avait eu la main généreuse quant à celle-ci. Mauvais pour son poids, mais bon pour le moral. Son regard glissa vers la fenêtre d’un air songeur, quand la porte du café s’ouvrit avec douceur pour y laisser s’engouffrer une jeune femme aux traits doux et aux cheveux auburn. Reconnaissant Belle, Emma la salua d’un petit geste de la main.

Les deux jeunes femmes ne se connaissaient pas si bien que ça ; pour Emma, c’était avant tout la bien-aimée de Gold, et si elle ne comprenait pas vraiment ce que Belle voyait en lui pour le regarder de la façon dont elle le faisait, elle devait avouer qu’elle avait jusqu’ici une bonne influence sur lui et elle l’en remerciait pour cela. Pour ce qui était du reste, elle travaillait à la bibliothèque et aimait les livres, et il leur arrivait de se retrouver lors des soirées filles organisées par Ruby – encore que ce n’était pas une activité qu’elles avaient beaucoup pu pratiquer, dernièrement. Mais il fallait avouer que Belle était adorable et qu’il était difficile de ne pas l’aimer, et si son seul vice était de s’éprendre d’hommes plus âgés qu’elle, cela ne regardait de toute façon qu’elle. Et puis, réalisa Emma avec stupeur, elle n’était pas vraiment en mesure de la juger. Neal n’avait peut-être (pour autant qu’elle en sache) que quelques années de plus qu’elle, mais Graham avait deux fois son âge (les joies d’une malédiction qui figeait le temps) et Hook lui avait révélé qu’il avait plus de trois cent ans… à ce rythme là, la prochaine personne qu’elle embrasserait serait millénaire. Sa vie était un vrai foutoir.

Comme Belle semblait être venue seule, Emma lança, en désignant la place opposée à la sienne :

« Si tu veux t’asseoir, je ne dirais pas non à un peu de compagnie. »

La solitude n’était jamais quelque chose qui la dérangeait et au contraire, elle la recherchait souvent, mais elle avait cette fois bien besoin de se changer les idées, et présentement, Belle était probablement l’une des rares personnes dont la présence ne la dérangeait pas. Elles étaient suffisamment proches pour que sa compagnie soit agréable, d’autant que la jeune femme dégageait toujours beaucoup de bonne humeur, mais pas assez pour qu’Emma aie à répondre de toutes ses activités récentes tout en subissant des regards désolés, ce qui était bien la dernière des choses dont elle avait besoin en cet instant.

Emma laissa la petite brune prendre place en face d’elle, acceptant sa proposition avec un large sourire. Elle n’avait pas une aussi mauvaise mine que la shérif – loin s’en fallait – mais visiblement, elle avait son propre lot de préoccupations. Emma supposa au vu de son emplacement que la bibliothèque avait dû, elle aussi, subir de plein fouet le tremblement de terre qui semblait avoir déchiré la ville en deux. Nul doute que pour remettre en ordre toutes les étagères et les livres, toujours méticuleusement rangés par la bibliothécaire qui se montrait particulièrement soigneuse avec eux, il lui faudrait du temps. Mieux valait que ce soient les fournitures que les habitants qui encaissent, mais les dégâts restaient conséquents et ennuyeux.

Dans un sens, c’était assez admirable de voir comment tout le monde se mettait au travail pour tout remettre dans l’ordre ; personne n’était désœuvré, tous savaient ce qu’ils avaient à faire. Si Storybrooke avait été une ville normale, cela n’aurait rien eu de surprenant. Mais ce qui ne cessait d’étonner Emma, c’était combien ces gens s’étaient attachés à cet endroit, à ce monde. Pourquoi se donner autant de peine alors que la possibilité de revenir dans l’autre monde devenait de plus en plus tangible ? Ce qui la mena à une autre question : souhaitaient-ils vraiment tous revenir à leur vie passée ? De ce qu’elle en avait vu, certains avaient réussis, malgré la malédiction, à mener une vie plus heureuse ici qu’ils n’en avaient jamais eue dans la Forêt Enchantée. Ses parents semblaient penser qu’au contraire, sa chance à elle était dans le royaume où elle était née, et non celui où elle avait grandi. Quant à elle… elle ne savait qu’en penser. Elle avait passé sa vie à bouger, ne jamais s’enraciner, toujours partir, toujours fuir, sans jamais rien construire nulle-part. Maintenant, c’était différent. Elle avait un fils, des parents, une famille. La possibilité d’aimer à nouveau. Et elle était attachée à Storybrooke. Avait-elle envie de tout quitter pour un monde inconnu ? L’idée d’un nouveau départ était toujours alléchante, mais peut-être avait-elle déjà eu ce nouveau départ. Ce monde, elle le connaissait, il avait peut-être été cruel avec elle, il lui avait brûlé les ailes, mais elle avait appris à vivre selon ses règles. De l’autre côté… elle avait tout à réapprendre. Elle avait pu s’en rendre compte lors de leur court séjour : dans ce monde, elle ne contrôlait rien. Même ses armes à feu s’avéraient inutiles contre des ogres. Elle avait peut-être réussi à dompter un géant, mais elle n’avait aucun mérite : Anton n’était pas un monstre. S’il l’avait été, il lui aurait broyé les os et c’en aurait été fini d’elle. Les occasions de mourir n’avaient pas manquées. Et puis, pour être honnête, certaines choses lui manqueraient toujours : il lui avait suffit de quelques jours pour quelque chose d’aussi banal qu’une bonne douche chaude avec un bon shampoing devienne pour elle le luxe ultime. Comme tous ceux de sa génération, elle avait vécu dans le confort d’un monde moderne et avait su largement tirer profit de ses diverses technologies… la Forêt Enchantée, c’était littéralement une régression. Un retour en arrière. Pas que d’un point de vue technique d’ailleurs, mais dans leur conception archaïque des choses : elle se plaignait déjà bien assez de la société - encore un peu trop patriarcale à son goût – dans laquelle elle évoluait, qu’en serait-il d’un monde où Mulan devait se vêtir comme un homme pour être prise au sérieux ? Emma n’était pas une princesse, ne le serait jamais. Alors pouvait-elle vraiment se conformer à un tel mode de vie ? Plus elle y pensait, et plus elle en doutait.

« Merci. »

Tirée de ses pensées par la voix de Belle, Emma esquissa un vague geste, balayant l’air de sa main pour dire que ce n’était rien.

« Comment vas-tu ? Tu n'as pas l'air dans ton assiette... »

Emma esquissa un sourire fatigué. Il y avait quelque chose de rafraichissant chez Belle, même si elle ne la connaissait pas beaucoup, elle appréciait son mélange de gentillesse et de franchise. Au moins, elle ne tournait pas autour du pot. Glissant une mèche blonde derrière son oreille, elle prit une rapide gorgée de son chocolat chaud, appréciant la douce chaleur qui se propagea aussi dans sa gorge, et répondit :

« Disons que si on m’offrait une semaine de repos à Hawaii, je serais probablement déjà en route. Les derniers jours ont été assez… intenses. »

Son retour du monde des contes, l’arrivée de Cora, le tremblement de terre mystérieux, le retour de Neal, la découverte de ses pouvoirs, son tête à tête avec Hook, sans parler de son éternel combat contre Regina pour Henry, de ses responsabilités de shérif et de ses récentes confrontations avec Jefferson et Matthys… c’était peu de le dire. Elle méritait franchement une médaille pour le simple fait d’être encore en vie, et était sincèrement surprise de ne pas se trouver de cheveux gris. Elle reprit une nouvelle gorgée puis ajouta :

« Et toi alors ? Je suppose le tremblement de terre t’a également laissé de quoi t’occuper ? »